COMME IL VOUS PLAIRA
William Shakespeare, Scène X, Trad. HUGO Fils.
LE DUC. Que voulez-vous ?… Vous nous aurez plutôt forcés par votre douceur - qu’adoucis par votre force.
ORLANDO. - Je suis mourant de faim ; donnez-moi à manger.
LE DUC. - Asseyez-vous et mangez, et soyez le bienvenu à notre table.
ORLANDO. - Parlez-vous si doucement ? Oh ! pardon, je vous prie ! - J’ai cru que tout était sauvage ici, - et voilà pourquoi j’ai pris le ton - de la farouche exigence. Mais, qui que vous soyez, - qui dans ce désert inaccessible, - à l’ombre des mélancoliques ramures, - passez négligemment les heures furtives du temps, - si jamais vous avez vu des jours meilleurs, - si jamais vous avez vécu là où des cloches appellent à l’église, - si jamais vous vous êtes assis à la table d’un brave homme, - si jamais vous avez essuyé une larme de vos paupières, - et su ce que c’est qu’avoir pitié et obtenir pitié, - que la douceur soit ma grande violence ! - Dans cet espoir, je rougis et cache mon épée.
Il rengaine son épée.
LE DUC. - C’est vrai, nous avons vu des jours meilleurs, - et la cloche sainte nous a appelés à l’église, - et nous nous sommes assis à la table de braves gens, et nous avons essuyé de nos yeux - des larmes qu’avait engendrées une pitié sacrée, - et ainsi asseyez-vous en toute douceur, - et prenez à volonté ce que nos ressources - peuvent offrir à votre dénûment.
ORLANDO. - Eh bien, retardez d’un instant votre repas, - tandis que, pareil à la biche, je vais chercher mon faon - pour le nourrir. Il y a là un pauvre vieillard - qui à ma suite a traîné son pas pénible - par pur dévouement : jusqu’à ce qu’il ait réparé ses forces - accablées par la double défaillance de l’âge et de la faim, - je ne veux rien toucher.
LE DUC. Allez le chercher, - nous ne prendrons rien jusqu’à votre retour.
ORLANDO. - Je vous remercie : soyez béni pour votre généreuse assistance !
Il sort.
LE DUC, à Jacques. - Tu vois que nous ne sommes pas les seuls malheureux : - ce vaste théâtre de l’univers - offre de plus douloureux spectacles que la scène - où nous figurons.
JACQUES. Le monde entier est un théâtre, - et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. - Tous ont leurs entrées et leurs sorties, - et chacun y joue successivement les différents rôles - d’un drame en sept âges. C’est d’abord l’enfant - vagissant et bavant dans les bras de la nourrice. - Puis l’écolier pleurnicheur, avec sa sacoche - et sa face radieuse d’aurore, qui, comme un limaçon, rampe - à contre-cœur vers l’école. Et puis, l’amant, - soupirant, avec l’ardeur d’une fournaise, une douloureuse ballade - dédiée aux sourcils de sa maîtresse. Puis, le soldat, - plein de jurons étrangers, barbu comme le léopard, - jaloux sur le point d’honneur, brusque et vif à la querelle, - poursuivant la fumée réputation - jusqu’à la gueule du canon. Et puis le juge, - dans sa belle panse ronde, garnie d’un bon chapon, - l’œil sévère, la barbe solennellement taillée, - plein de sages dictons et de banales maximes, - et jouant, lui aussi, son rôle. Le sixième âge nous offre - un maigre Pantalon en pantoufles, - avec des lunettes sur le nez, un bissac au côté ; - les bas de son jeune temps bien conservés, mais infiniment trop larges - pour son jarret racorni ; sa voix jadis pleine et mâle, - revenant au fausset enfantin et modulant - un aigre sifflement. La scène finale, qui termine ce drame historique, étrange et accidenté, - est une seconde enfance, état de pur oubli ; - sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien !
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